Les ERP, « Enterprise Resource Planning », sont une des technologies pivots de l'entreprise de demain. Mais avons-nous la maturité et les compétences managériales pour les utiliser ?
PATRICK BESSON
Dans le numéro 1 de « L'Art du Management de l'Information », T. H. Davenport soulignait que les discours sur les technologies de l'information accentuaient la perspective technologique au détriment de la perspective informationnelle. Une fois de plus, on parlait de la « belle machine » et non pas des besoins de l'entreprise. Cette erreur de perspective conduisait à une mauvaise appréciation de la problématique du management de l'information. Le propos de T. H. Davenport peut être radicalisé. L'illusion technologique nous conduit à oublier que les technologies de l'information sont des technologies de l'organisation. En prenant les ERP comme exemple, nous montrerons les risques qu'encourent les entreprises en négligeant la réalité organisationnelle. Cette négligence est un handicap important dans la course à l'intégration informationnelle. Elle pose aussi cruellement la question des capacités d'apprentissage et d'innovation de l'entreprise.
Le défi de l'intégration informationnelle
Le rêve deviendrait-il réalité ? Une seule donnée de gestion fiabilisée et stockée dans une base de données unique, accessible dans tous les recoins de l'organisation et partagée par tous les acteurs, telles sont les promesses des ERP. Ce mode de traitement intégré constitue une révolution. Actuellement, les données de gestion se caractérisent par l'indisponibilité, l'incohérence, l'ambiguïté et un coût élevé de production. Cette situation de désintégration informationnelle a des conséquences dramatiques pour l'entreprise.
- Le client est insatisfait, il ne reçoit pas sa commande à temps ou il reçoit une commande incomplète. - Les systèmes de conception, de production, de distribution sont inefficients ; en l'absence de données partagées, chaque sous-système s'optimise localement au détriment de la recherche d'une optimisation globale. - Le système informatique est éclaté en de nombreux sous-systèmes qui ne communiquent pas, ses coûts de développement, de maintenance et d'évolution sont élevés. - Le management est inefficace, il passe plus de temps à se chamailler sur des données de gestion différentes qu'à s'entendre pour exploiter toutes les synergies créatrices de valeur.
Les entreprises considèrent les ERP comme la réponse technologique à ce syndrome de la tour de Babel, le levier pour exploiter cette réserve de création de valeur que constitue l'intégration informationnelle.
Mais l'expérience démontre que les projets ERP sont des projets très risqués. D'abord, l'effet d'infrastructure et le caractère normatif des ERP fait prendre à l'entreprise des risques stratégiques dus à l'irréversibilité de leur implantation. Le phénomène ERP est trop récent pour avoir une juste évaluation de ces risques en termes de perte de compétitivité potentielle - où se différencier quand toutes les entreprises auront installé des ERP standards ? - ou de perte d'indépendance au profit de quelques éditeurs de progiciels en position dominante. Ensuite, le caractère global et structurant des ERP fait prendre à l'entreprise des risques d'innovation dus à la complexité des projets. L'implantation d'un ERP vise à changer l'organisation. Le passage d'un outil progiciel standard à un dispositif organisationnel ad hoc nécessite donc un processus d'innovation. Ce processus est risqué. Il peut ne pas produire les effets escomptés. Il n'existe pas de chiffres fiables permettant d'évaluer les risques d'innovation. Les entreprises sont peu prolixes sur leurs difficultés. L'échec reste tabou. Mais les exemples et les rumeurs qui circulent dans les milieux informés laissent pressentir un taux d'échec (1) très important. À partir de l'analyse d'un échantillon de 21 projets, nous avons pu identifier sept types de risques d'innovation .
Quelle est l'origine de ces risques d'innovation ? Le bouc émissaire est vite trouvé. C'est la faute des progiciels intégrés, trop complexes, trop rigides. Certes, la technologie des ERP est complexe, mais l'outil n'est pas la cause essentielle des échecs. Le risque prend sa source dans le management de l'innovation. On reconnaît que les projets ERP sont des projets d'organisation, mais on continue à aborder l'implantation d'un ERP comme un projet informatique classique. A-t-on pris la mesure du sens du mot organisation ? Qu'est-ce qu'une organisation ? Qu'est-ce qu'organiser ? Comment conduire un projet global d'organisation ? Des réponses inappropriées à ces trois questions expliquent les difficultés rencontrées dans l'implantation des ERP. L'échec sanctionne l'inadéquation des stratégies d'intégration informationnelle.
L'équilibre du système organisationnel
La conflictualité est un bon indicateur pour comprendre l'organisation. Au travers du conflit, les acteurs révèlent ce qui fait sens et ce qui compte pour eux. Ils entrent en conflit pour manifester un désaccord et essayer de faire entendre leurs points de vue. Dans le processus conflictuel se dévoilent et se confrontent les conceptions de l'organisation partagées par les différents acteurs. C'est dire l'intérêt qu'il y a à écouter la conflictualité dans un projet ERP.
Celui-ci n'est qu'une suite de conflits qui s'accélèrent et s'amplifient à mesure que le projet se concrétise. On en dénombre quatre types :
- Le conflit de mode opératoire porte sur la définition et la meilleure manière de réaliser une tâche ou un ensemble de tâches. Par exemple, les acteurs vont se confronter sur la question des procédures de passation d'une commande, sur la manière de saisir une facture, sur les méthodes de calcul d'un coût de revient.
- Le conflit de métier porte sur le type de compétences nécessaires, sur la distribution de ces compétences entre les acteurs, sur l'organisation des filières métiers. La mise en place d'un ERP transforme plus ou moins profondément les métiers. D'anciens métiers deviennent obsolètes, de nouveaux métiers émergent. Le profil des métiers change mais les individus restent et s'interrogent sur leur avenir.
- Le conflit d'influence porte sur la distribution du pouvoir. Ce type de conflit se manifeste sous des formes différentes, souvent détournées. Le pouvoir n'est pas une question qui se traite frontalement dans l'entreprise. Le conflit d'influence se manifestera donc au travers de questions souvent techniques : par exemple, la confidentialité et la sécurité des données ou le degré de standardisation des nomenclatures client, produit ou comptable. Dans de nombreuses entreprises, la différenciation informationnelle a été un moyen de construction et de consolidation des pouvoirs locaux. En voulant réduire ces autonomies informationnelles, la dynamique de la standardisation impulsée par un projet ERP remet en cause l'équilibre des pouvoirs.
- Le conflit de valeur porte sur les finalités de l'organisation et sur les modalités de la création de valeur. De nombreux projets ERP s'articulent autour d'une refonte des systèmes d'information financière et de contrôle de gestion. Cette refonte est souvent l'occasion pour l'entreprise de moderniser sa culture et ses pratiques de gestion économique. Dans de nombreuses entreprises marquées par la domination des cultures techniques, la réticence vis-à-vis de la culture financière véhiculée par les projets ERP est une source très importante de conflit. Les acteurs n'acceptent pas la domination de la culture financière avec son corollaire, le durcissement des critères de création de valeur.
Quelles leçons pratiques peut-on tirer de cette conflictualité extraordinaire ? Les initiateurs de projets ERP se trompent de concept d'organisation. Ils véhiculent la même image de l'organisation-machine que les ingénieurs industriels de la première heure. Comme eux, ils confondent l'écriture de procédures et la construction d'une organisation. Illusionnés dans un exercice de « reengineering virtuel », ils oublient que l'organisation est un système socio-technique, un subtil équilibre de modes opératoires, de métiers, de relations d'influence et de systèmes de valeurs (figure 1). Les mêmes causes provoquant les mêmes effets, comme eux, ils refont les mêmes erreurs.
Les initiateurs des projets ERP ont-ils compris l'organisation ? Des propos souvent entendus tels que « compte tenu des coûts d'adaptation, il vaut mieux adapter l'organisation au progiciel plutôt que l'inverse » en font douter. Malgré le développement des sciences de l'organisation, ils sont restés attachés aux vieux concepts tayloriens du début du siècle. L'ambiguïté de la notion de processus en témoigne. Un processus est-il autre chose qu'une macro-gamme ? Réduite à ses modes opératoires, rebaptisés pour la circonstance « processus », l'organisation fait de la résistance. Organiser, c'est reconstruire une communauté autour de nouveaux modes de coopération. Les échecs constatés proviennent de l'impréparation des équipes projets à gérer cette problématique communautaire qui s'exprime au travers des conflits de métiers, d'influence et de valeurs.
Les stratégies de l'action organisationnelle
Agir dans une organisation suppose une posture stratégique. Comme sur un marché, il faut comprendre les dynamiques profondes, identifier les acteurs en présence, évaluer les manoeuvres possibles, choisir une option, définir une tactique de mise en oeuvre. Dans cette perspective, on distingue deux stratégies d'action.
- La routinisation, qui vise à déployer ou à renforcer une norme d'action déjà appropriée par les acteurs et légitime à leurs yeux. L'action organisationnelle met dans ce cas l'accent sur l'instrumentation de cette norme d'action, sur la formation des acteurs à l'utilisation des nouvelles procédures et sur le renforcement des mécanismes de sanction. Par exemple, l'implantation du module achat d'un ERP dans une entreprise ayant déjà des nomenclatures achat standardisées et homogènes et une direction des achats puissante relève d'une stratégie de routinisation.
- La transformation, qui vise à créer puis à légitimer une nouvelle norme d'action. L'action organisationnelle met l'accent dans ce cas sur le désapprentissage des anciennes normes, la construction des significations liées à la nouvelle norme et la négociation avec les acteurs des conditions opérationnelles de mise en oeuvre de cette nouvelle norme. Par exemple, l'implantation du même module achat d'un ERP dans une entreprise où les nomenclatures sont hétérogènes, où les achats sont décentralisés dans les établissements relève d'une stratégie de transformation. Avant de s'intéresser aux outils et à leur mode d'utilisation, les acteurs sont en attente d'explication sur le sens de la rationalisation du processus d'achat, sur l'impact que cette dernière aura sur leurs métiers, sur l'autonomie des établissements. Les acteurs veulent comprendre le pourquoi de l'innovation, expérimenter les implications de ce nouveau processus d'achat sur leurs métiers et leurs zones d'influence et être activement impliqués dans la définition opérationnelle de l'outil.
Quelles leçons pratiques tirer de cette distinction entre ces deux stratégies d'action ? D'abord, que tout projet ERP doit être contextualisé. Il n'existe pas une approche standard idéale en matière de projet ERP, mais des approches cohérentes avec des contextes d'organisation différents. On n'aborde pas la mise en place des modules finance et contrôle de gestion d'un ERP dans un groupe multinational de culture financière anglo-saxonne comme on aborde la mise en place des mêmes modules fonctionnels dans un groupe français récemment privatisé ou dans un hôpital. Ensuite, que tout projet ERP doit faire l'objet d'une réflexion stratégique. La complexité intrinsèque d'un projet ERP dépend de la combinaison de quatre paramètres :
- du périmètre, c'est-à-dire du nombre de modules fonctionnels et du nombre d'entités concernés par le projet ;
- du chemin critique, c'est-à-dire de l'ordre de
L'ERP
Les caractéristiques techniques - Un ensemble de modules fonctionnels, financiers, ressources humaines, production et logistique, marketing et vente, intégrés autour d'une base de données unique. - Un logiciel « prêt-à-utiliser » paramétrable qui permet de concilier standardisation et adaptation à l'entreprise. SAP R/3, par exemple, possède plus de 3.000 tables de configuration. Un progiciel ERP s'oppose au logiciel propriétaire développé pour les besoins spécifiques de l'entreprise. - Un progiciel intégré qui étend à l'ensemble des processus de l'entreprise le concept de MRP (« Material Requirement Planning ») développé durant les années 70 pour la gestion industrielle.
L'investissement Les licences, le matériel, les consultants, les ressources internes, le coût d'un projet ERP, suivant la taille de l'entreprise et l'envergure du projet, peut s'étaler de 30 millions à 1.000 millions de francs, voire plus. Il reste en outre une inconnue : quels seront les coûts de maintenance et d'évolution de ces systèmes intégrés ?
Les éditeurs Quelques éditeurs dominent le marché : SAP vient largement en tête, suivi d'Oracle, JD Edwards, Baan, People Soft Intentia.
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